J'ai quitté le fief des Écarlates longtemps après être devenu un de leurs combattants. J’avais perdu l’envie ou l’habitude de faire les corvées des serfs au côté de mon premier Maître. Malgré les dangers, je trouvai l’existence des patrouilleurs plus intéressante que celle de ceux qui servaient en reclus les Écarlates.
Mais j’aime à penser que je n'ai jamais abandonné ma raison. Si je chérissais l’idée de défendre les murs de la Nouvelle-Avalon, d’aider mes frères du Nord, qui luttaient chaque jour contre le Fléau, si je laissais parfois mes sens s'engourdir au son des prêches qui galvanisaient ceux qui devaient sortir de l’enclave pour des missions de reconnaissance ou de patrouille, je n'ai jamais été un fanatique, capable de prendre la vie d’un de mes semblables sans éprouver force doutes et grande tristesse.
A chaque fois que j’enfonçais ma lame dans le corps d’un misérable, coupable de rien d’autre que d’avoir faim, froid ou d’être épuisé par les labeurs incessants, l’envie me prenait de quitter les Écarlates et de continuer mon voyage vers le Septentrion. Car les Écarlates tuaient aussi bien les non morts que les vivants, qui étaient souvent suspectés d’appartenir aux servants humains du Fléau, qu’ils fussent coupables ou non, peu importait en vérité.
Parfois, je me demandais où se trouvait le neveu de mon ancien Maître. Le promis de celle que j'avais abandonné dans le Sud.
Ces fois-là, je me retenais à grand-peine de rallier l’ancien Royaume de Quel’Thalas. On disait que les Elfes avaient pour partie retourné vers leurs terres ancestrales.
Mais il se disait aussi bien d’autres choses. Que le dernier Prince Haut-Soleil, longtemps aimé des siens, avait été abattu par une coalition composée d’humains, d’elfes et de créatures plus étranges encore. Ces nouvelles nous paraissaient irréelles. Seule la peur et la méfiance constituaient notre quotidien. Je ne comprenais pas grand-chose à tout le reste, là-bas, au-delà de la menace que faisait peser sur nous les morts. Je savais simplement que les Hauts-Elfes étaient devenus nos ennemis, eux aussi. Et que le Fléau dominait encore et toujours nos terres, sans que nous ne puissions espérer l’en chasser un jour.
Puis sont venus les temps de malheur, avec la soudaineté de l’orage dans le ciel fuligineux des Maleterres. Une des nécropoles volantes du Fléau s’est mise à survoler l’Enclave, au milieu de nuées de créatures repoussantes. Des essaims noirs s’abattirent sur les postes avancées qui gardaient les crêtes de l’Enclave, apportant l’obscurité et la terreur sur nos hauteurs.
L’Achérus, c’est ainsi que nos ennemis appelaient cette horreur volante. Cette Nécropole s’est mise à vomir des goules et bien d’autres morts-vivants. Des bataillons de Chevaliers de la Mort les poussaient devant eux, invincibles sur leurs lourds destriers.
Nous avions tous vainement présumé de la force de nos murs. Sans jamais envisager que l’Ennemi passerait par-dessus nos défenses.
Nous fûmes submergés en quelques jours de douleur et de massacres. Les civils, vieillards, femmes et enfants nous désorganisaient dans leur fuite. Je crus revivre la fin du Royaume de Quel’Thalas.
Je décidai de fuir pendant que je le pouvais encore, abandonnant comme de nombreux autres combattants la défense de notre havre. Mais l’accès aux navires nous était déjà refusé, pour ceux qui comme moi avaient dans un premier temps rallié la Cité pour nous y retrancher. Les navires abandonnèrent en ces sombres instants la quasi-totalité des leurs aux griffes du Fléau.
***
Je fus de ceux qui purent s’enfuir, en petits partis, dans la direction opposée, Au cœur des Maleterres de l’Est, forçant un passage à travers les cohortes de non morts qui patrouillaient aussi de ce côté de l’Enclave. Mes compagnons d’infortune n’étaient pas préparés pour y survivre longtemps. Mon propre salut me commandait de les abandonner à leur sort sur ces terres sans refuge. Ils n’atteindraient jamais Atreval. Quant à moi, plus rien ne me retenait sur ces terres maudites.
Je compris qu’était venu le temps de continuer mon voyage, que ces temps de malheur sonnaient à nouveau pour moi l’heure du départ et du devoir, trop longtemps différé. Peu importait que ma mission fût devenue inutile, que le sort de ma dernière Maîtresse ait pu être scellé depuis longtemps. Plus rien d’autre ne me tenait éveillé. J’étais devenu une coquille vide et sans autre but. Il me semblait avoir vécu trop de massacres, trop de défaites et avoir trop survécu quand d’autres, bien plus méritants que moi, avaient succombé. Il ne me restait plus qu’à aller jusqu’à l’issue de ma quête et à périr de peine dans ce qui avait été mon pays d’adoption, sur les terres de Quel’Thalas.
Je devais retourner à Brise-d’Azur. Fouler les ruines de l’incendie. Chercher un signe de vie ou un signe de mort. Puis je pourrais enfin m’étendre sur le perron de la Maison de Mer, que l’herbe devait sans doute recouvrir en bonne partie.
Je ne m’encombrai guère. Je pris simplement une partie des provisions sauvées par mes compagnons d’infortune, car je n’aurais eu ni le temps de chasser ni celui de ramasser des baies en chemin, en aurais-je seulement trouvé des comestibles ; ce faisant, je diminuais d’autant les chances de survie de ceux que j’abandonnais, mais ils étaient de mon avis déjà condamnés. Je consommai mon forfait le soir même, pendant mon propre quart de garde.
Je traversai les Maleterres de l’Est en ébullition ; l’Achérus semblait devoir tout anéantir sur son passage, ses Chevaliers écrasaient chaque obstacle qui subsistait encore en ces terres. J’évitai leurs armées grâce à mes talents de patrouilleur et de natif de la région, puis sans plus jeter de regard en arrière, franchis l’un des cols qui contournait la Passe Thalassienne. Les Maleterres me semblaient perdues à jamais, tournant une page de ma propre existence.
Je parcourus comme dans un sommeil éveillé les Terres Fantômes, évitant les bêtes farouches comme les combattants de garnison de quelque faction qu’ils fussent. Je ne m’égarai pourtant pas, comme si je ne faisais que traverser en compagnie de mon Maître ces terres maintes fois sillonnées de son vivant.
Ces terres étaient autrefois si belles. Elles n’étaient plus à présent qu’un forêt hostile et ténébreuse.
Je ne m’attardai pas plus qu’il ne fallait en ces lieux. J’atteignis les rives Sud du Lac Elrendar. Je préférai contourner le lieu maudit de Solcouronne pour longer les territoires des sanguinaires Trolls Ombrepins.
A cette période, les Trolls sortaient des forêts pour se livrer à des raids sur les colonies des elfes venus reprendre possession de leurs campagnes. Plusieurs fois je dus faire demi-tour, effrayé par les totems macabres signalant leurs territoires ou les signes qui me révélaient leur présence.
J’atteignis enfin les rives orientales du Lac Elrendar, toutes proches des territoires Amani, plus dangereux encore que leurs cousins Ombrepins. Je dépassai les Chutes de l’Elrendar sans m’arrêter pour contempler leur beauté. Tout était devenu si sauvage. Je me hâtai de plus en plus au fur et à mesure que la route me rappelait mes années de bonheur auprès de mon premier Maître. Des temps révolus.
Je coupai au travers des anciennes terres des Ternesoir et atteignis par une fin de journée les côtes de Brise-d’Azur, sous un ciel de plomb.
Là-bas, je crus concevoir que peu de choses avaient changé depuis notre fuite. Les bois avaient la même apparence. Ce n’est qu’à l’orée de ceux-ci que je dus me rendre à l’évidence. Si les forêts de ce pays avaient gardé une bonne part de leurs enchantements, je n’y pourrais jamais trouver le repos, car devant moi se dressaient les ruines de la Maison d’Été. Au loin se laissait deviner le manoir incendié de nos voisins, dressant comme un chicot sa tour noircie et lugubre.
La brise marine avait à présent ce son sinistre des vents qui ont trop longtemps hanté des ruines et les lieux où le malheur s’est abattu.
Je passai la nuit à arpenter les décombres, à fouiller les gravas à la lueur de ma lampe sourde. Mon souffle coupé, je déplaçai des moellons de pierre, en quête d’un signe, d’un indice. Je ne sais si le sommeil me prit malgré moi ou si je m’évanouis d’épuisement, mais je me réveillai le lendemain aux premiers rayons du soleil, au milieu des gravats.
Je passai encore une bonne partie de la journée à retourner sur les lieux que j’avais parcourus lors de notre fuite, Dame Arwaelyn et moi, ce jour maudit où j’abandonnai mon Maître sur son ordre.
Je trouvai le lieu où lui et ses hommes avaient combattu jusqu’à la fin, mais cherchai en vain trace du corps de mon Maître, ce qui me troubla et me glaça le cœur jusqu’à la fin de la journée, lorsque je revins sur les ruines de la Maison de Mer.
***
C’est alors qu’il vint. Lui. Le neveu de mon Maître. Le promis de Dame Arwaelyn. Mais je ne le reconnus point de prime abord, car sa semblance était à la fois terrible et hideuse. Je pensai d’abord dans une fulgurance qu’une des créatures de l’Achérus m’avait pisté et remonté jusqu’au Nord sur mes traces.
Désespéré, je dégainai mon épée et m’apprêtai à combattre, mais dès la première botte je me trouvai désarmé et jeté au sol ; et l’être approchait son visage du mien, comme s’il souhaitait me regarder l’âme du fonds des yeux.
Ses traits hideusement corrompus par la mort frappèrent mon regard terrifié mais dans un seul et même temps je sus que ma quête trouvait son aboutissement. Je reconnu celui à le rencontre duquel j’étais venu. Et je ne trouvai point de soulagement dans la réussite de ma quête.
Il me reconnut également, car il ne me tua pas de suite. Un instant décontenancé, comme si le fait de me voir lui portait un coup plus puissant qu’aucun que j’eus pu lui assener avec mon arme, il me parla de sa voix gutturale de Non-Mort, me questionna, m’arrachant le récit des derniers instants de son Oncle, dans les bois environnants du domaine.
Je ne lui scellai rien de ces instants lamentables. Au terme de mon récit, il relâcha son étreinte, semblant oublier ma présence. J’assistai consterné à ses pleurs de sang ; des sanglots le secouaient et ce spectacle inouï des pleurs d’un non mort m’ébranlèrent comme aucune autre vision ne l’avait fait. J’étais moi-même vaincu par l’horreur et la pitié. Je n’avais jusque là jamais osé penser que le dernier rejeton de la Maison Dûnbareithel eut pu être relevé d’entre les morts et rester malgré tout conscient de lui-même et des autres. Cela me semblait la pire malédiction qu’un être eut pu recevoir et que cette famille dut supporter.
Mais la pitié le disputait en mon cœur au devoir. D’une main je consolai la créature qui se tenait devant moi, de l’autre, ma main cherchait la garde de mon poignard. L’embrassant contre moi, je lui assenai un coup dans le dos que dévia un os de ses vertèbres. Je n’eus pas d’autre occasion de l’emporter. Malgré les autres coups plus faibles que je lui portai, il referma ses mains dans cette même étreinte mortelle en une prise glacée autour de mon cou. J’accueillis les ténèbres un sourire aux lèvres, le visage baigné des humeurs qui coulaient des blessures de mon meurtrier.
***
Un craquement interrompt le silence qui s’est appesanti à la fin du récit. Le feu de camps a bien besoin d’un morceau de bois supplémentaire, mais vous restez immobile.
Vous regardez encore une fois la silhouette éthérée qui s’est agenouillée, séparée de vous par les flammes mourantes.
Contre toute attente l’apparition reprend la parole, cette fois d’un ton las.
«
Je mourus en ayant trouvé l’objet de ma quête et tué par ce même objet. Je ne pus jamais retrouver Dame Arwaelyn, que j’avais à tort considéré comme le dernier de la Maison Dûnbareithel foulant encore ce monde de peines.
A présent, je sais qu’il en est encore trois, dont un qui n’est pas prêt de quitter ce monde de façon naturelle.
Et vous, ce soir entre tous, vous avez entendu mon histoire, assis sur le perron de la Maison de Mer, cette maison que vous avez prise pour une ruine muette. Devisant avec un fantôme, hanté par sa propre trahison et ses propres remords.
Me délivrerez-vous des chaines qui me retiennent ici, sur les lieux de mon meurtre ? Irez-vous voir Dame Arwaelyn dans le Sud pour lui conter mon histoire ? Lui demanderez-vous de ma part, lâche que je suis, le pardon pour son misérable serviteur ? Ou dites-lui seulement que je regrette, et que dans l’attente de son pardon, je garderai patiemment les ruines de la Maison de Mer, tenant compagnie à la brise marine… »
Les mots de l’esprit semblent flotter par-dessus le bruit lointain du ressac, et les derniers de plus en plus faibles vous semblent une devise à moitié oubliée : « …
par delà les Terres des Hommes de Paix... »
Quelques étincelles dansent un instant au-dessus du feu et votre regard ne fixe plus qu’un espace vide et désolé, sur le perron de la Maison de Mer.