Combien de temps avait pu passer depuis la dernière fois que le Réprouvé avait tenu la plume ? Il n’aurait su le dire lui-même, car le navire, dans un état avancé de délabrement avait requis de nombreuses heures de réparation. Il avait encore fallu calfater les voies d’eau et pomper dans la cale, de l’eau croupie jusqu’à mi-taille ; mais l’état du navire lui permettait à présent de se remettre à écrire.
Sa seule occupation se trouvait dans le secrétaire. Il en ouvrit le tiroir central, récupéra un carnet aux feuilles de fin vélin à moitié recouvertes d’écritures. Il prit alors une seiche dans un bocal suspendu au plafond de la cale, et commença à la presser au dessus de l’encrier. L’animal exprima un liquide violet au fur et à mesure qu’il était pressé.
Le Réprouvé fouilla encore l’un des tiroirs de droite et en sortit un petit flacon. Après avoir dosé quelques gouttes de ce flacon dans l’encrier, il le remua délicatement avec une tige d’algue. Il huma alors l’encrier et hocha la tête d’un air résigné, prêt à écrire de nouveau :
Si je ne conserve quasiment aucun souvenir de ma première mort, il n’en va pas de même pour la deuxième. Il faut croire que l’esprit se remet plus facilement d’une épreuve qu’il a déjà vécue, car ma deuxième mort ne fut certes pas moins violente que la première.
Peut-être est-ce parce que le temps de ma dernière heure semble approcher que je souhaite la raconter, car mes instants d’écriture sont bel et bien comptés.
Le Réprouvé jeta un regard sur le reste de la cale, où flottaient de nombreux débris et objets de navigation, emmêlés dans des hamacs pourris et des algues filamenteuses. Il avait les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles.
Je suis seul désormais, mes deux derniers compagnons d’infortune ont été emportés sur le pont par les flots en furie, comme ils essayaient d’amener notre dernière voile. Je ne pourrais plus diriger ce vaisseau, quand bien même je connaîtrais le bon cap.
Étonnamment, je ne me sens plus inquiet. La fin semble écrite, mais je peux encore rédiger quelques pages sur ce cher carnet…
Le Réprouvé sembla un instant replonger dans des souvenirs agités.
A cette époque je servais la Nation Réprouvée, qui avait requis mes services pour faire entrer un parti de francs-tireurs dans les Maleterres de l’Est, que j’avais bien connues de mon vivant.
Par mes preuves de dévouement à la Dame Noire, j’avais eu l’occasion de prendre le commandement de ce parti ; un commandement sans grande importance stratégique mais comportant de grands risques personnels, je peux le dire à présent.
J’avais constitué un parti de véritables Trompe-la-mort, tous originaires des contrées orientales soumises par le Fléau. Tous nous ressentions une haine particulière contre ceux qui nous avaient massacrés de notre vivant.
Nous avions en outre beaucoup de mépris pour ces morts-vivants qui nous paraissaient sans intelligence parce que privés de leur liberté.
Dans ces territoires si puissamment tenus par le Fléau, mon escadron n’était guère conséquent mais il était adapté à la guerre de mouvement que nous menions face à l’Ennemi. Nous menions nos combats dans les bois flétris des Maleterres, prompts à engager les morts, prompts à nous dégager lorsqu’ils tentaient de nous prendre en tenaille. Nous avions acquis une grande expérience de ces combats-là, et la hardiesse conférée par une confiance grandissante rendait nos mains meurtrières.
Nous n’étions pourtant guère plus que des guêpes, piquant sans cesse un ennemi trop puissant pour s’en ressentir vraiment et trop insensible pour réagir efficacement. Du moins en étions-nous venus à nous en persuader.
Mais nous finîmes par attirer l’attention sur nous, car nous fumes attirés dans un piège que seule une intelligence retorse avait pu concevoir.
Nous avions une fois de plus fondu sur un convoi de charogne escorté par une quinzaine de morts titubants et une abomination, le long de la route qui relie Peste-Bois à Val-Terreur.
Nous avions mis le feu au dernier des corps démembrés et nous nous apprêtions rapidement à regagner les bois lorsque nous les vîmes sortir des bosquets environnants.
Ils étaient seulement quatre, mais nous pouvions ressentir leur froide malveillance. Ils avaient attendu la fin des combats pour que nous sortions tous à découvert et c’est ce que nous avions fait. Ils n’étaient que quatre, mais de la sorte que nous évitions toujours : point lents à se mouvoir, ni bestiaux, et avec une certaine intelligence, que nous devinions à contrecœur et avec répugnance.
Les miens voulurent cependant les affronter, sûrs de leur victoire et de leur nombre. Je n’étais moi-même pas en retrait, l’esprit enflammé par notre victoire encore fraiche.
Je ne compris notre erreur que lorsqu’ils furent encore à quatre contre seulement six de notre côté ; nous étions désormais dos à dos, pitoyable cercle de défense contre ces combattants invincibles.
Ils semblaient prendre plaisir à cette fin de combat, alors qu’une terreur abjecte nous comprimait le cœur. Nous le percevions dans leur façon de nous regarder et de tourner autour de nous, semblant nous inviter, les uns après les autres, à oser les affronter.
Et en effet l’un des nôtres rompit le cercle et se rua sur celui qui était le plus proche de lui et qui semblait se désintéresser du combat plus que les autres. Mais l’ennemi fit soudainement volte-face et décapita notre compagnon d’un geste fulgurant.
Glacés et désespérés, nous les vîmes reprendre leur ronde autour de nous, mimant une sorte de danse macabre cadencée et moqueuse. Nous étions condamnés, nous en étions certains à ce moment. C’est alors que l’un d’eux s’arrêta et glapit ces paroles :
_ « Nous sommes las d’attendre et vous gâchez notre jeu, petites guêpes immobiles ! Ne voyez-vous pas que vous êtes encore cinq contre nous quatre ? Ne voulez-vous pas voler encore et vous échapper ? Nous laisserons une guêpe sur les cinq reprendre son vol, mais il faudra qu’elle soit rapide, oui, il faudra qu’elle soit agile, pour passer entre les rets de la Mort.
_ Ne l’écoutez pas ! » criai-je en retour.
Mais mes quatre compagnons étaient au-delà de toute raison et comme des insensés ils avaient rompu le cercle pour tenter de fuir, comme l’avait suggéré le Fléau par la voix de son combattant.
Quatre têtes volèrent au même instant et le même Non-Mort se tourna vers moi :
_ « Tu n’as même pas saisi ta chance, petite guêpe… pour celui qui prétendait commander votre bande, voilà une triste fin, voir tomber tous ses combattants contre quatre stupides Non-Morts, si lents et si stupides… »
Sa voix moqueuse et glaciale me montrait combien nous leur paraissions également faibles et stupides. A cet instant, mes forces et ma volonté m’abandonnaient, leur puissance m’avait vaincu.
_ « Regarde-le, il ne lève même plus sa lame, il a déjà abandonné… » notait l’un de ses compagnons.
_ « Oui, il semblerait… oh, vraiment, c’est décevant, je pensais garder le meilleur pour la fin. Tu ne danseras pas un peu pour moi, petit insecte, même pas un petit peu ? »
Oui, à ce moment, j’étais prêt à abandonner. Je baissai la tête, les bras le long de mon corps, tenant à peine mon épée dans la main droite. Ils avaient montré que toute résistance était inutile, lorsque nous étions encore à quatre contre un et j’étais désormais seul contre eux quatre. Mais l’un des combattants qui n’avait pas encore pris la parole dit :
_ « Bats-toi ! »
Le ton était cinglant et je levai ma lame par pur réflexe au moment où le premier des leurs portait négligemment un coup pour séparer ma tête de mon corps. Je crois bien que l’ichor fit battre mon cœur trois fois, alors qu’il n’avait jamais battu depuis mon réveil dans la crypte des fossoyeurs. J’enchainai ma feinte favorite à une vitesse foudroyante et c’est la tête de mon ennemi qui tomba à terre lorsque mes pieds touchèrent de nouveau le sol.
D’abord interdits, deux des trois autres combattants se portèrent silencieusement à ma rencontre et après avoir esquissé une vaine tentative pour parer leurs attaques, je me trouvai embroché par leurs deux lames qui ressortaient par ma poitrine et mon dos, luisantes de mon ichor. Tremblant de douleur, je restai debout, davantage à cause des lames que tenaient fermement mes deux ennemis et qui me transperçaient de part en part que grâce à mes genoux sans force.
Le troisième combattant se rapprocha lentement de moi et dit : « il tient encore la garde de son arme, comme s’il allait passer dans l’au-delà avec. Mais il se trompe, car il restera sur ce monde tant que notre Roi aura besoin de lames, tant que ses membres pourront plier et souffrir, tant que la Guerre fera rage et que les Nations ennemies résisteront à Sa Volonté.
Après peut-être, il connaîtra la paix de la Vraie Mort, si notre Roi le permet ».
Ce jour là, je mourus pour la deuxième fois, des mains de combattants qui appartenaient à un Ordre que j’allais intégrer et servir de toutes mes forces, mais non point de toute ma volonté.
Cependant narrer le récit des batailles que je menai pour le Roi-Liche prendrait bien plus de temps que ne m’en octroiera le Destin, si j’en crois les grincements qui parviennent à mes oreilles…